Le mouvement en faveur de la prohibition voit le
jour avant la Première Guerre mondiale, mais
il prend plus d'ampleur lorsque celle-ci est déclarée.
Utilisant le langage de la guerre, les prohibitionnistes
encouragent les Canadiens à « faire du
vote une arme et à viser juste pour libérer
les hommes du démon de la boisson ».
Ils répètent avec insistance que ceux
qui restent au pays doivent faire des sacrifices comme
ceux qui vont au front. Les citoyens doivent s'appliquer
à combattre la guerre et non à entretenir
leurs vices. De plus, la fabrication de l'alcool requiert
des céréales qui pourraient servir à
l'effort de guerre - le blé devrait nourrir
les soldats au lieu d'être utilisé pour
fabriquer de la boisson. Enfin, les prohibitionnistes
font valoir que l'alcool prive les jeunes soldats
de la vitalité dont ils ont besoin pour défendre
leur vie sur les champs de bataille. (Le fait qu'on
donne aux soldats un coup de whisky avant de les lancer
à l'assaut de l'ennemi est judicieusement passé
sous silence.) Pour leur part, les femmes en faveur
de la prohibition espèrent qu'elle leur permettra
d'améliorer leur vie domestique, puisque la
consommation abusive semble être l'apanage des
hommes.
La Saskatchewan est la première province à
adopter une loi sur la tempérance, en 1915.
Elle est imitée la même année
par l'Alberta. Le Manitoba passe à l'action
en février 1916. À la fin de 1917, toutes
les provinces sauf le Québec ont des lois sur
la tempérance. Le 1er avril 1918, le gouvernement
fédéral adopte une loi interdisant la
fabrication, l'importation et le transport de toute
boisson contenant plus de 2,5 p. cent d'alcool. Sauf
pour les besoins médicaux et religieux, le
Canada est officiellement au régime sec.
Malgré la contrebande, le commerce illégal
et le nombre croissant d'ordonnances d'alcool pour
des raisons médicales, la prohibition est efficace
au Canada. Elle entraîne une diminution notable
de la criminalité. Ainsi, le taux de criminalité
passe de 2 369 cas pour 100 000 habitants en 1914
à 1 431 cas pour 100 000 habitants en 1918.
À Calgary, le nombre d'arrestations pour ivresse
chute de 1 743 en 1914 à 183 en 1917. Fait
significatif, le nombre d'agents de police qui patrouillent
les rues de cette ville passe de 63 à 28. Des
prisons sont fermées, et l'absentéisme
le lundi matin diminue de façon remarquable.
Les résultats correspondent aux promesses des
prohibitionnistes : pour des milliers de Canadiens,
la prohibition est une révolution sociale.
En 1919, cependant, les prohibitionnistes perdent
de leur influence, car les circonstances de l'après-guerre
se prêtent mal à la tempérance.
Les soldats qui reviennent au pays, blessés
physiquement ou psychologiquement, n'ont pas beaucoup
de sympathie pour des mesures à ce point puritaines.
De plus, la loi établissant la prohibition
est un décret, et la prohibition est une mesure
d'urgence en temps de guerre. Lorsque la Loi des
mesures de guerre est révoquée en
novembre 1919, le décret cesse donc d'être
appliqué. La Loi de tempérance du
Canada, qui remplace la prohibition en 1919, est
plus souple que le décret, et les Canadiens
astucieux qui ont un faible pour l'alcool ou l'argent
tirent parti des lacunes de la loi. Mais, surtout,
la prohibition recueille moins d'appui. En octobre
1920, la Colombie-Britannique autorise la vente d'alcool
dans les magasins d'État. Le même mois,
les trois provinces des Prairies votent encore pour
le « régime sec », mais la majorité
en faveur de la prohibition a considérablement
diminué. Petit à petit, le commerce
de l'alcool reprend vie au Canada, et les gouvernements
provinciaux encaissent maintenant une part beaucoup
plus importante des profits.
Fait intéressant, le combat en faveur de la
prohibition est étroitement lié à
la lutte des femmes pour obtenir le droit de vote.
Les prohibitionnistes, hommes et femmes, voient dans
le vote des femmes la clé pour faire du Canada
un pays sobre. Tout comme la prohibition, la cause
du droit de vote bénéficie d'un regain
de popularité avec le déclenchement
de la Première Guerre mondiale, et l'appui
en sa faveur s'étend pendant la guerre. Les
réformatrices font remarquer qu'il est incohérent
de se battre pour la démocratie à l'étranger
pendant qu'au pays la moitié des citoyens se
voient refuser le droit démocratique de voter.
Certaines suffragettes invoquent des arguments xénophobes,
faisant valoir que si des « hordes déguenillées
» d'étrangers peuvent voter, alors d'honnêtes
femmes d'origine britannique le peuvent sûrement
aussi. D'autres disent que les femmes aussi ont servi
leur pays pendant la guerre et qu'elles ont pris en
charge les tâches assumées auparavant
par les hommes, et que si elles servent leur pays,
elles méritent bien de participer à
la vie politique. Certaines suffragettes font encore
valoir que la nature agressive de l'homme est à
l'origine des guerres; si les femmes avaient le droit
de vote et détenaient un certain pouvoir politique,
les guerres cesseraient. Comme l'affirme une des suffragettes
les plus influentes des Prairies, Nellie McClung,
la guerre est le résultat direct de la domination
masculine : « La main qui berce l'enfant ne
gouverne pas le monde. Si tel était le cas,
la vie humaine aurait davantage de valeur, et le monde
serait plus agréable, plus pur et plus sécuritaire
qu'il ne l'est maintenant. » Ces arguments féministes
et maternels exercent une influence certaine sur de
nombreux Canadiens qui sont bien conscients des sacrifices
que leur pays a consentis pour l'Europe.
Les organisations de femmes se rallient en grand
nombre à la cause des suffragettes. La Women's
Christian Temperance Association appuie le droit de
vote avec plus d'enthousiasme que jamais, liant cette
cause à la nécessité d'interdire
l'alcool. D'autres associations, comme les groupes
d'agricultrices de l'Ouest, se déclarent également
en faveur des droits politiques pour les femmes. Les
suffragettes les plus flamboyantes appartiennent à
la classe moyenne et sont d'origine britannique -
le même groupe qui s'est engagé avec
ferveur lors de la guerre.
Les suffragettes finissent par obtenir ce qu'elles
veulent. En janvier 1916, le Manitoba devient la première
province canadienne à accorder le droit de
vote aux femmes. La Saskatchewan et l'Alberta font
de même peu après, en mars et en avril
respectivement. En 1917, c'est au tour de la Colombie-Britannique
et de l'Ontario, puis de la Nouvelle-Écosse
en 1918, du Nouveau-Brunswick en 1919 et de l'Île-du-Prince-Édouard
en 1922. Au Québec, les femmes devront attendre
jusqu'en 1940 pour voter. Entre-temps, le gouvernement
fédéral accorde à certaines femmes
le droit de vote, puisque la Loi des élections
en temps de guerre de 1917 permet aux femmes apparentées
à ceux qui servent outre-mer de voter. En janvier
1919, toutes les femmes de plus de 21 ans peuvent
voter aux élections fédérales.
C'est un grand tournant dans l'histoire du Canada
: environ la moitié de la population canadienne
se voit enfin accorder un droit démocratique
fondamental.