« En réponse à votre lettre, je dois vous dire que le ministère ne peut rien faire de plus... »2 C'est sur ces mots que Peter Douglas, secrétaire adjoint au ministère de l'Intérieur, a déchargé le gouvernement fédéral de toute autre obligation dans le transfert des terres ancestrales à Patrice Cyr. Résident de la paroisse Sainte-Agathe au Manitoba, ce dernier avait présenté une demande de concession de terre qui avait été promise à toutes les familles métisses en 1870, en vertu de la Loi sur le Manitoba3. Ces concessions visaient à mettre fin aux droits que les Métis pouvaient détenir pour les terres à titre de peuple autochtone. En plus des traités avec les Amérindiens, ces concessions permettaient au gouvernement fédéral de remettre aux nouveaux colons les terres de l'Ouest libres de tout droit d'usage antérieur. Pour le gouvernement, les concessions de terre constituaient la façon la moins dispendieuse d'abolir le titre des Métis. Si les droits des Métis avaient été reconnus par le même système de réserves et les mêmes programmes de compensation financière déjà en place pour les autres groupes autochtones, les coûts de la colonisation de l'Ouest auraient été considérablement plus élevés que ce que le jeune gouvernement du Canada était prêt à assumer.
L'affidavit de Patrice Cyr, qui confirmait son statut de Métis, a été fait sous serment en août 1875 devant Matthew Ryan, l'un des commissaires nommés par décret pour faire enquête sur les revendications des Métis au Manitoba. Comme il était de père canadien-français et de mère métisse, il n'y a jamais eu aucun doute au sujet de son admissibilité à participer au programme de concession spéciale de terre pour les chefs de famille métis.
La demande de Cyr a été rapidement acceptée par le ministère de l'Intérieur et un certificat de 160 $ a été délivré l'année suivante. Environ quinze mois plus tard, son certificat aurait été livré au cabinet d'avocats Bain et Blanchard4 de Winnipeg.
Le certificat était une garantie spéciale délivrée par le ministère de l'Intérieur, lequel donnait au porteur le droit de recevoir un « homestead »; à une date ultérieure sur présentation du document aux autorités compétentes. Les certificats permettaient au ministère de faire une concession de terre sans préciser de façon exacte de quelle parcelle il s'agissait. Pour les demandeurs, les certificats avaient l'avantage de leur permettre de choisir n'importe quelle terre dans l'Ouest qui était réservée à la colonisation sans devoir limiter leur choix à des réserves précises, comme c'était le cas pour certains groupes d'immigrants venus d'Europe de l'Est.
Délivrés par le gouvernement, les certificats, qui ressemblaient à des obligations du gouvernement, étaient imprimés par la Canadian Bank Note Company en coupure de 80 $, 160 $ et 240 $ et de 80, 160 et 240 acres5.
Quand les terres de l'Ouest du Canada ont pour la première fois été mises à la disposition des « homesteaders » en vertu de la Loi des terres fédérales de 1872, le gouvernement fédéral a arbitrairement évalué la valeur des terres agricoles à 1 $ l'acre6. Donc, les certificats d'argent d'une valeur de 160 $ ou 240 $ donnaient au porteur le droit d'obtenir un nombre équivalent d'acres de terre.
Les certificats d'argent et de terre pouvaient uniquement être réclamés à leur valeur nominale pour l'achat d'un « homestead » par l'entremise d'un Bureau fédéral des terres. Malgré cette restriction, un important marché noir de certificats avait cours dans l'ouest du Canada où ces documents étaient vendus et échangés à un prix inférieur à leur valeur nominale afin de payer des dettes et d'acheter des biens et non pas des terres. Tout en le dénonçant publiquement, même si sa ligne de conduite officielle prévoyait le contraire, le gouvernement fédéral encourageait dans une certaine mesure un tel état de faits. C'était particulièrement le cas pour les certificats d'argent qui n'étaient pas inscrits au nom du demandeur métis, mais tout simplement « au porteur ». Sans aucune forme d'inscription, le certificat d'argent pouvait être négocié par n'importe qui, Métis ou non-Métis, pour l'acquisition des « homesteads »; ainsi, ces certificats étaient très recherchés par les spéculateurs fonciers.
Malheureusement, une fois le certificat d'argent de Patrice Cyr envoyé dans l'Ouest, tant le ministère de l'Intérieur que le cabinet d'avocats de Winnipeg en ont perdu toute trace. Après une recherche exhaustive dans les dossiers à Ottawa et à Winnipeg, aucun reçu portant le nom de Cyr n'a été trouvé, ni aucun document à son nom attestant une procuration en faveur de Bain et Blanchard.
Même si le certificat de Cyr a par la suite été utilisé pour l'achat d'un « homestead » dans le sud du Manitoba, ni le ministère, ni le cabinet d'avocats n'ont pu démontrer hors de tout doute que Patrice Cyr avait bel et bien pris possession du document.
La demande de Cyr s'est perdue dans un méandre bureaucratique sans que le ministère ou le cabinet d'avocats de Winnipeg ne démontrent aucune volonté de lui offrir ce qui lui revenait en vertu de la Loi. La dernière lettre adressée au ministère de l'Intérieur a été envoyée onze ans après la demande originale. Même si Cyr prétendait toujours ne pas avoir reçu son certificat, sa demande d'aide polie n'a fait qu'attirer des reproches méprisants de la part d'un secrétaire adjoint indifférent. Le ministère a simplement refusé de reconnaître qu'il y avait eu négligence dans le traitement du certificat en question ou que le ministère se devait, au plan moral, de respecter les dispositions de la Loi sur le Manitoba.
Apparemment, il ne s'agissait pas d'un cas unique. Diverses associations provinciales de Métis ont été saisies de centaines de cas où des personnes se sont adressées au ministère pour prendre possession de leur certificat mais ont appris que quelqu'un d'autre en avait déjà pris possession, la signature l'attestant. Il y a également eu de très nombreux cas où la demande d'une personne a été refusée parce que le ministère avait déjà en dossier une demande, des reçus et des lettres de procuration en faveur d'une personne que le demandeur ne connaissait pas. Comme la plupart des Métis étaient analphabètes, il n'était pas difficile pour quiconque comprenait le fonctionnement du système d'attribution d'imiter la signature d'un demandeur en traçant tout simplement un « X » là où il fallait signer. Selon la Fédération des Métis du Manitoba, jusqu'aux trois quarts des contemporains de Patrice Cyr ont perdu leur certificat en raison des méthodes frauduleuses ou de coercition évidente de la part de spéculateurs fonciers et de représentants du ministère7.
Les Métis analphabètes n'auraient pas compris ce à quoi ils renonçaient en acceptant ces certificats. Les procédures de demande mises au point par le ministère étaient particulièrement compliquées - découlant de plusieurs lois du Parlement et de quelque 120 décrets - et comportaient de nombreuses conséquences juridiques complexes. Certaines organisations de Métis prétendent aujourd'hui que le processus a été délibérément conçu de cette façon pour que leurs ancêtres puissent difficilement exercer leurs droits et faire appel au système judiciaire pour trouver des solutions de rechange.
Par exemple, aux termes d'une décision ministérielle, on ne pouvait racheter que les certificats sur les terres fédérales qui avaient été déclarées officiellement cessibles. Cette décision rendait difficile l'obtention de concessions de terres pour certaines familles métisses puisque les terres accessibles se trouvaient pour la plupart dans le sud des provinces de l'Ouest. Les Métis qui vivaient dans le Nord devaient se réinstaller jusqu'à 300 ou 500 kilomètres plus loin, où de telles terres étaient plus accessibles. Toutefois, comme la majorité des familles métisses ne pouvaient aller se réinstaller ailleurs, bon nombre ont choisi de vendre leur certificat aux spéculateurs fonciers qui accompagnaient les commissions des certificats. Malheureusement, ces spéculateurs ne leur payaient qu'une fraction de la valeur nominale du certificat.
Il est intéressant de noter qu'au moment où la colonisation battait son plein et que la valeur des terres avait augmenté, la somme remise aux familles métisses sous forme de certificat d'argent est demeurée bloquée à la valeur originale. Un Métis qui recevait un certificat d'argent dans les années 1870 pouvait acheter un « homestead » aux dimensions raisonnables. Mais plus tard au cours des années 1920, le prix des terres ayant doublé et triplé, le même certificat ne permettait alors d'acheter qu'une fraction de ce qu'il aurait dû acquérir.
Les dossiers mentionnés dans le présent guide documentent l'évolution des politiques du gouvernement fédéral en ce qui concerne les certificats de Métis, les procédures de délivrance de certificats établies par le gouvernement et les dossiers individuels de délivrance à plusieurs milliers de familles métisses. Les documents sont une source d'importance pour connaître la généalogie des premières collectivités métisses. Plus important encore, ils constituent une preuve de premier niveau de la façon dont le gouvernement fédéral a traité ce groupe autochtone et formeront éventuellement une base à partir de laquelle les Métis pourront rétablir un lien avec le gouvernement fédéral.
Nota
1. Ce chapitre est adapté d'un article publié pour la première fois dans L'Archiviste, vol- 20, no 1, 1993, p. 12-14.
2. P.B. Douglas à P. Cyr, 30 novembre 1886, Bibliothèque et Archives Canada RG 15, vol. 199, dossier HB 5455.
3. 33 Vic., ch. 3, art. 31, 1870.
4. Toute la correspondance au sujet de la demande de M. Cyr, y compris la demande elle-même, se trouve aux AN, RG 15, vol. 199, dossier 5455.
5. Les certificats délivrés aux Métis par le ministère de l'Intérieur (RG 15) sont conservés aux AN dans deux séries distinctes : les certificats d'argent (toutes les coupures) se trouvent dans la série D II 8f, et les certificats de terre (toutes les superficies) se trouvent dans la série D II 8i.
6. Voir 35 Vic., ch. 23, art. 29, 1872.
7. La fédération fait ces allégations contre la Couronne dans l'ouvrage de E. Pelletier, Exploitation of Métis Lands (Winnipeg, 1975).